Published by HRMblogs, on 05/11/2018
Par Marc Ernst (fondateur & directeur de BizInfo/HRMinfo)
Le texte ci-dessous figurait dans le “Livre blanc GRH innovante” que HRM.net, l’ancien nom de HRMinfo, a publié en 2005. Cette publication n’est pas passée inaperçue, même le journal De Standaard en a parlé.
Oubliez tout ce que jusqu’ici vous avez lu et pensé de la GRH. La société brésilienne Semco a laissé tomber tous les principes habituels de la GRH et du management et mène, depuis plus 20 ans déjà, une politique du personnel très inhabituelle. Il y a très peu de hiérarchie et les collaborateurs sont complètement ‘empowerd’ et déterminent eux-mêmes quand et comment ils exécutent leur travail. Ils fixent eux-mêmes leur rémunération. Chacun participe à la gestion de tout. Et cela marche, la firme connaît depuis tout ce temps une croissance forte et ininterrompue.L’histoire enthousiasmante d’une société très particulière, à la politique de GRH révolutionnaire.
Lorsque Ricardo Semler, sortant tout fringant d’Harvard avec en poche un diplôme en management de la littérature, pas très utile vu a posteriori, reprit en 1982 la société familiale de son père, celle-ci ne se portait pas bien. Semler & Company (rebaptisé plus tard Semco) produisait des équipements, principalement pour la construction navale. Le jeune Ricardo y a été fort dès le début. Il licencia les trois quarts du management. Les réceptionnistes et les secrétaires reçurent d’autres tâches. Les managers restants durent faire leur café et leurs copies eux-mêmes. Il élimina la bureaucratie et remplaça la traditionnelle autocratie par un système démocratique et surtout autogéré. Les niveaux de management, au nombre de douze à l’origine, furent réduits à trois. L’ancien modèle d’entreprise fut remplacé par une organisation ultra flexible avec trois valeurs de base : participation des travailleurs, partage des bénéfices et circulation complètement libre de l’information. La société, en outre, ne connaît pas d’horaires de travail fixes. Pas davantage d’uniforme obligatoire.
Toute cette révolution a été de pair avec une révision totale de la politique de rémunération. Dorénavant, les collaborateurs pouvaient fixer eux-mêmes leur salaire et devenaient responsables de l’obtention des résultats, les objectifs étant fixés de commun accord. Les travailleurs peuvent choisir parmi onze formes différentes de rémunération. Les possibilités vont du salaire fixe classique aux royalties ou actions, en passant par divers bonus et commissions liés aux prestations ou aux résultats. Les collaborateurs décident non seulement le type de rémunération, mais aussi son niveau. Et pourtant, chez Semco, les salaires ne crèvent pas les plafonds. Cela vient du fait que tous les salaires, comme toutes les données financières, sont rendus publics. Cela semble provoquer autolimitation et autorégulation. En outre, il existe aussi un groupe contrôle. Par unité de l’entreprise, des comités élus démocratiquement établissent leur propre budget, politique salariale comprise. Les collègues à l’appétit trop grand ou aux attentes irréalistes sont rappelés à l’ordre. Cela se passe tous les six mois, après les évaluations.
Chaque collaborateur est évalué sur base de sa contribution à la réalisation des objectifs et résultats. La responsabilité individuelle, y compris au plan financier, est une règle stricte. Celui qui ne fournit pas de contribution ou a un apport insuffisant, est remercié. Ce sont les résultats qui offrent aux collaborateurs la liberté de faire ce qu’ils veulent, quand et comment ils le veulent. Toucher à la bottom-line, c’est donc toucher à sa propre liberté et à celle des autres. Toucher à la bottom-line signifie donc ‘jouer’ avec sa liberté. Cette liberté quasi absolue et la confiance presque illimitée va jusqu’à pouvoir prendre de nouvelles initiatives ou lancer de nouvelles activités et unités de l’entreprise. La politique de rémunération et celle de l’entreprise dans son ensemble reposent sur la circulation totalement libre de l’information. Celle-ci s’applique tant aux prestations financières des divisions de l’entreprise qu’au conglomérat. Sont rendus publics non seulement les salaires, mais aussi les chiffres de gains et de pertes. Chaque collaborateur reçoit une formation afin de pouvoir lire des bilans et en interpréter les résultats.
Mieux encore : tout un chacun peut participer aux réunions au cours desquelles les finances sont abordées et y a le droit de vote. La pièce ultime de la politique de rémunération est un plan de répartition des bénéfices qui réserve, par département de l’entreprise, environ un quart du bénéfice net afin de le partager entre les travailleurs. Ils décident eux-mêmes comment se fait la répartition. Dans la pratique, ce partage des bénéfices se fait le plus souvent de manière égale, chaque membre de l’équipe recevant la même somme. Il y a aussi un plafond pour les managers : leur salaire ne peut pas être supérieur à dix fois le salaire le plus bas.
En 1980, Semco était à l’article de la mort. Le chiffre d’affaires et le bénéfice ont depuis été multipliés. Même si l’entreprise actuelle n’est pas comparable à l’originelle. La gamme de produits s’est depuis lors énormément diversifiée. La société a même développé des services financiers. Aujourd’hui, l’entreprise fabrique et commercialise plus de mille produits : des pompes hydrauliques aux lave-vaisselle en passant par les filtres. Aujourd’hui, près de 3000 collaborateurs y travaillent. La société n’est toutefois jamais devenue un tanker pesant, mais est plutôt restée un bateau rapide. Dès qu’un département compte 100 à 200 travailleurs, il devient une unité autonome ou une société satellite. Le bénéfice n’est pas un gros mot chez Semco, au contraire. Elle réalise de solides bénéfices, en quantité même. La croissance est bien là aussi : environ de 20 % par an, depuis plus de vingt ans déjà. Semco n’attache néanmoins pas d’importance à la croissance ‘en soi’. Selon Ricardo Semler, qui est l’inspirateur et le visage ‘public’ plutôt que le patron ou le propriétaire de Semco, la ‘croissance’ est d’ailleurs l’un des mythes les plus tenaces de la pensée contemporaine de management. Lors d’un congrès de GRH en 2002, Semler affirmait que, chez Semco, aucun objectif de croissance n’a jamais été fixé. On y laisse les divers business units vivre leur progression naturelle. Ce qui signifie qu’elles sont suffisamment grandes tant qu’elles parviennent à générer du bénéfice et à satisfaire le client. Plutôt que de mettre les collaborateurs sous pression en se diversifiant à tout crin et en lançant de nouveaux produits de façon débridée, ils sont incités à démarrer un nouveau business.
(Au moment où ces lignes ont été écrites, la KBC Banque retirait du marché 70 % de ses produits. Tant pour les clients que pour les collaborateurs, c’étaient les arbres qui cachaient la forêt. Comme quoi, un assainissement des produits n’aurait qu’un faible impact sur le chiffre d’affaires et moins encore sur la rentabilité.)
La société se remet aussi en question tous les six mois. Chaque département de l’entreprise doit légitimer sa propre existence. Deux questions essentielles sont posées : si ce business n’existait pas, est-ce que nous le lancerions aujourd’hui et si nous fermions cette unité, mettrions-nous des clients importants dans l’embarras ? Si la réponse à ces deux questions est négative, il est temps d’investir ailleurs les moyens, l’argent et le talent de ce département spécifique. Il est impossible de prévoir où la société en sera dans cinq ans et d’ailleurs cela n’a pas d’importance. Semco n’a que faire des systèmes rigides de planning et de prévisions. La société se développe ellemême organiquement et met au centre de tout la liberté des travailleurs. Le système Semco (on parle même plutôt de style Semco) fonctionne, les chiffres suivants le prouvent. Les stocks ont fondu de 65%, moins d’1% des produits présentent un (petit)défaut. Il ressort de diverses enquêtes, du style ‘Best place to work’, que Semco est au Brésil la société la plus enviée pour y travailler. Les candidatures, spontanées ou non, affluent. La société dispose d’une réserve de recrutement, régulièrement mise à jour, d’environ 2000 candidats.
Semco prouve qu’une autre GRH est possible. En matière de GRH aussi, le ‘breaking the rules’ paie – dans tous les sens du mot et ce pour tous les stakeholders. Les collaborateurs ne sont pas les derniers à en profiter. La société brésilienne pas comme les autres démontre aussi qu’il existe une manière de travailler plus humaine, productive et stimulante. Elle illustre aussi le fait que la liberté est un élément essentiel pour conserver la créativité et l’envie d’entreprendre des travailleurs et assurer la continuité au sein du processus de changement.
Ricardo Semler a jeté par-dessus bord tous les axiomes capitalistes, il a posé les bonnes questions, auxquelles il a donné des réponses exactes et sensées. Telle que: pourquoi une entreprise doit-elle être la propriété de quelques-uns, qui, sur base du droit de propriété, exigent et obtiennent une sorte de blanc-seing ? Quel est le sens et la légitimité du primat de l’actionnaire ? Pourquoi les entreprises devraient-elles croître à tout prix ? Pourquoi leur pourcentage de gain doit-il être plus élevé que le bénéfice nécessaire à l’entreprise pour pouvoir continuer à fonctionner sainement ? Maintenant que nous connaissons les réponses de Semler, c’est à vous, cher lecteur, de trouver les vôtres.
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Onze modes de rémunération
Semco utilise depuis longtemps ce que l’on appelle un plan cafétéria. Celui-ci se compose de onze moyens de paiement parmi lesquels les collaborateurs peuvent faire leur choix. Les diverses méthodes de rémunération peuvent aussi être combinées. Semco est convaincu que ces systèmes flexibles de paiement incitent les collaborateurs à l’innovation et à la prise de risques.
Les onze possibilités :
– salaire fixe
– bonus
– partage des bénéfices
– commissions
– royalties sur les ventes
– royalties sur les bénéfices
– commissions sur les marges bénéficiaires
– actions ou options sur actions
– paiement de warrants lorsqu’une business unit va en bourse ou est vendue
– panorama fixé chaque année : un système de rémunération dans lequel le collaborateur est payé pour l’obtention d’objectifs qu’il avait lui-même précédemment fixés
– commissions sur la différence entre la valeur actuelle et la valeur triennale de l’entreprise
Sans département GRH
Semco n’a pas d’horaires de travail fixes, de bureaux ou de services fixes ni même d’un HR-manager ou d’un département GRH. Les collaborateurs vont et viennent quand ils le veulent. Ils choisissent même combien et quand ils prennent leurs vacances. Ils déterminent aussi eux-mêmes comment et dans quelle mesure ils sont rémunérés. La question est de savoir comment éviter les abus avec une telle approche. Exercer un contrôle dans ce contexte n’est effectivement pas simple. Mais chez Semco on ne trouve pas non plus ça nécessaire. Tous les six mois, chaque travailleur donne sa démission théorique et demande ensuite à pouvoir entrer à nouveau en service. Cela stimule l’envie de réaliser ce travail et c’est l’amorce d’une évaluation approfondie. Cela vaut aussi pour les cadres et fonctions du top, qui sont évalués par les travailleurs, sur base anonyme. Chez Semco, tout tourne autour des prestations. Un collaborateur qui est deux jours par semaine à la plage, mais qui, le reste du temps, crée de la plus-value, est un meilleur collaborateur que quelqu’un qui preste quotidiennement dix heures, mais apporte peu à l’organisation. La disposition du management à renoncer au contrôle afin que les collaborateurs se sentent libres et développent davantage de satisfaction par rapport à leur job et de créativité est essentielle dans une telle approche.
La relation avec les syndicats
A l’inverse de la pensée classique de la GRH, a fortiori de sa variante anglo-saxonne, Semco ne voit pas les syndicats comme des ‘ennemis’ ou un ‘mal nécessaire’. Le syndicat est un partenaire. Les organisations syndicales et leurs représentants sont considérés comme souhaitables et même nécessaires. Ils sont les représentants les plus utiles et légitimes du personnel. Ce n’est pas que tous les syndicalistes ou toutes leurs propositions et interventions doivent être considérées comme judicieuses ou raisonnables, mais leur apport est tout de même très positif et de toute façon comme les mauvaises herbes, lisons-nous dans le style Semco : ils reviennent toujours, tant que les causes fondamentales n’ont pas été abordées. L’antisyndicalisme et le licenciement de ‘délégués’ combatifs, ce sont des emplâtres sur des jambes de bois, explique Ricardo Semlereet Ricardo Semler.
Un vent nouveau souffle sur le recrutement et la sélection
Dans une procédure de recrutement normale, un nouveau collaborateur est recruté pour un poste spécifique dans un département spécifique. Souvent, les plus talentueux se retrouvent dans l’unité opérationnelle offrant le plus de possibilités de croissance. Mais dans ce domaine également, Semco veut faire les choses tout à fait différemment. Ainsi, les collaborateurs choisissent eux-mêmes le poste et le département où ils souhaitent travailler. En équipe, ils ont même l’occasion de choisir leur propre chef. Un nouveau collaborateur doit suivre le programme « Lost in Space » pendant six mois. Au cours de ces six mois, il apprend à connaître l’ensemble de l’entreprise. Non seulement, il est actif dans différents départements où il occupe plusieurs fonctions, mais il rencontre également les autres collaborateurs. Une fois qu’il a décidé quelle unité opérationnelle et quel poste lui conviennent le mieux, il peut commencer à y travailler. Par conséquent, le recrutement est principalement basé sur l’intérêt plutôt que sur des compétences spécifiques. Le résultat de cette méthode de recrutement et de sélection originale est surprenant : moins d’un pour cent de rotation du personnel. Pourtant, les chasseurs de têtes ciblent en permanence les collaborateurs de Semco.
Un autre aspect de cette politique de recrutement et de sélection inhabituelle est la préférence accordée aux personnes inhabituelles : les personnalités fortes, les anticonformistes et les énergumènes qui ont eu du mal à s’établir ailleurs sont fort convoités et ils se voient offrir de nombreuses opportunités. Dans son livre « Maverick ! The Success Story Behind the World’s Most Unusual Workplace », Ricardo Semler cite plusieurs exemples. Il a par exemple recruté un ancien enseignant anarchiste et partisan d’une éducation anti-autoritaire. En peu de temps, celui-ci a gravi les échelons pour devenir directeur. Semco n’est à vrai dire pas un bastion accueillant les béni-oui-oui et les esprits conventionnels (souvent habillés de la même façon).
Voir aussi: Comment rendre votre système de rémunération légitime ? Faire comme entre autres Semco !
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